La raison d’être de Biographies de Bretagne : l’écrivain Jean Giono en parlait dès 1951

« Mémoire des humbles, mémoire des Hommes », c’est la devise et aussi le fil conducteur de Biographies de Bretagne, Skridoù-buhez Breizh en breton. Au fil des décennies et des générations, les histoires personnelles, familiales, amicales des gens « ordinaires », celles aussi des associations, des villages ou des entreprises qui sont ancrées dans un territoire sont comme les pièces d’un même puzzle ou les musiciens d’un même orchestre symphonique. La singularité de chacun fait écho à d’autres singularités qui toutes réunies font l’histoire et la mémoire d’un peuple bien plus sûrement que les oukases et les frasques des puissants que les journaux dits « people » – quelle ironie du langage ! – tout comme les manuels scolaires s’attachent à mettre en avant. De cela, l’écrivain Jean Giono nous parlait dès 1951 en écrivant son Voyage en Italie.

L’écrivain provençal Jean Giono (1895-1970) est un auteur prolifique. Nombre de ses romans ont été adaptés au cinéma, parfois par lui-même (Crésus) mais le plus souvent par d’autres : Angèle, Regain, La femme du boulanger par Marcel Pagnol, l’autre grand écrivain et cinéaste provençal du XXème siècle, plus récemment Les cavaliers de l’orage par Gérard Vergez, Le hussard sur le toit par Jean-Paul Rappeneau ou encore Les Âmes fortes par Raoul Ruiz.

Celui qu’on a surnommé « le voyageur immobile », tant son ancrage à Manosque, sa ville natale dans les Alpes de Haute-Provence, et sa réticence à s’en éloigner contrastaient avec l’omniprésence de l’itinérance dans son œuvre, entreprit à l’automne 1951 un voyage de plusieurs semaines en voiture dans le nord de l’Italie, accompagné de son épouse Élise et d’un couple d’amis. Ce faisant, Jean Giono marchait sur les traces de son grand-père paternel, un anarchiste révolutionnaire originaire d’un village du Piémont. Voyage en Italie, publié pour la première fois en 1953 (on le trouve aujourd’hui en collection de poche chez l’éditeur Folio), raconte cette itinérance de Turin à Florence, en passant par Milan et Venise mais aussi par les campagnes d’Émilie-Romagne et les villages de montagne de la chaîne des Apennins. À chaque étape, Giono, à la manière du précurseur de la sociologie Émile Durkheim, dresse un portrait des hommes et des femmes qui a beaucoup à voir avec les climats traversés et les paysages agricoles ou bâtis que des générations successives ont dessinés.

Voyage en Italie n’a rien du guide touristique. Ce qui intéresse Giono, ce ne sont pas les œuvres des grands artistes de la Renaissance – qu’il ne manque pourtant pas de découvrir autrement que par les livres d’art – mais le sens que ses contemporains italiens, qu’il croise au détour d’une rue, leur donnent dans leur vie au jour le jour. C’est bien le peuple ou plutôt les peuples italiens qu’il a voulu rencontrer et qu’il décrit. À partir d’une évocation croisée de la Révolution française de 1789 et de la Révolution italienne de 1838, Giono en vient à donner sa définition personnelle de l’Histoire des Hommes :

« Comme toute ma génération, j’ai traversé depuis 1914 pas mal d’événements historiques. Je les ai tous vus du côté de Manosque, et même du côté du quartier que j’habitais dans Manosque. Ainsi, j’ai été mobilisé en janvier 1915 avec ma classe, mais, d’août 1914 à janvier 1915, j’ai pu me rendre compte que le personnage le plus important – et de loin – qui avait la première place dans la pensée des gens de la Grand-Rue où j’habitais, c’était le facteur. Ce n’était pas Joffre qui pouvait dire si Dieuze ou la Marne étaient des victoires ou des défaites : c’était Félicien Chabrier, le facteur, selon qu’il avait une lettre à donner ou pas. De même que Dieu avait déserté l’église et l’empyrée pour se matérialiser sous les traits d’un petit secrétaire de mairie chauve et très emmerdé qui distribuait de porte en porte les avis de décès. Voilà l’histoire qu’on appelle négligemment la petite et qui, à mon avis, est non seulement la grande mais la seule. »

Plus loin dans son récit de voyage, alors qu’il traverse la partie des Apennins qui surplombe les collines du nord de la Toscane, Giono évoque le courage au quotidien des gens de peu :

« Le complexe d’Icare, c’est bien beau mais, même après un atterrissage parfait, on n’a pas prouvé grand-chose. Curieux comme on veut toujours pousser l’aventure humaine dans des chemins numérotés de mètre en mètre où chaque pas peut être ainsi porté à un crédit. Alors que dans la malédiction : « Tu feras ton chemin sur ton ventre et tu mangeras de la terre », il y a des ressources illimitées. À mon avis, il faut plus de courage (et du plus beau) pour être maçon pendant cinquante ans que pour organiser et parfaire une expédition à l’Himalaya. Et du courage plus probant. Il n’est pas question de jeunesse ou de vieillesse dans le fait de choisir l’une ou l’autre de ces formes de courage, mais de conformation de la tête. Les hommes qui ont de tout temps habité les petits caps occidentaux de l’Europe ont la tête conformée de façon à être heureux sans délires et sans prophètes . »

Le message de Giono, construit en Provence, a une portée universelle.

Christian Guyonvarc’h

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